Paradis fiscaux. Enjeux géopolitiques, V. Piolet - Editions Technip

Page 1



Table des matières Préface, B. Giblin ........................................................................... VII Paradis fiscaux : enjeux géopolitiques ........................................... 1 Définir le paradis fiscal : un acte géopolitique ............................. 9 Paradis ou enfer fiscal .............................................................. 9 Nommer pour dénoncer ......................................................... 14 À chacun sa liste ..................................................................... 20 Plus que la définition, c’est le « définisseur » qui importe ..... 28 Fraude fiscale et lutte de pouvoir ........................................... 31 Les paradis fiscaux : naissance de l’industrie du secret .............. 41 La genèse : le secret bancaire suisse, une réponse à des enjeux géopolitiques ............................... 42 Trust et secret fiduciaire : l’anonymat ultime........................... 48 Organisation et défense de l’industrie du secret : cas du lobbying des associations corporatistes des trusts .... 52 À chaque puissance économique son paradis fiscal .................... 57


VI Rivalités de pouvoir pour la captation de la finance offshore : les États-Unis et l’arme FATCA ..................................................... 63 Acte 1 − Les États-Unis mettent à terre les banques suisses ... 64 Acte 2 − Le G20 de 2009 et la stigmatisation des paradis fiscaux d’Europe continentale ............................. 67 Acte 3 − Les États-Unis jouent un coup double : FATCA ....... 70 FATCA : la souveraineté mondiale américaine renforcée ...... 72 Après FATCA, « les affaires continuent » ............................... 75 « Leaks », « Papers » et autres « Files » : quelles conséquences pour l'industrie du secret ? ........................................................... 83 Offshore Leaks ......................................................................... 86 LuxLeaks .................................................................................. 88 SwissLeaks ............................................................................... 91 Panama Papers ........................................................................ 94 Bahamas Leaks ........................................................................ 97 Malta Files ............................................................................... 99 Paradise Papers ..................................................................... 102 Conclusion ................................................................................... 105 Postface, J.-F. Gayraud ................................................................ 109 Cartographie du marché du secret - Clients et vendeurs ......... 117 Bibliographie indicative .............................................................. 127


Préface Béatrice Giblin1 Tous les leaks, papers et autres files sortis depuis 2015 (Offshore Leaks, Panama Papers, Paradise Papers, Bahamas Leaks, Malta Files, Swiss Leaks pour citer les plus connus) peuvent donner à penser que la lutte contre les paradis fiscaux est désormais efficace du fait d’une réelle volonté politique de les combattre. Toutefois ce serait faire preuve d’une grande naïveté que de croire que les paradis fiscaux seront dans un avenir proche de l’histoire ancienne. En observateur avisé des paradis fiscaux, le citoyen Vincent Piolet ne s’en laisse pas conter (un mauvais jeu de mot pourrait faire écrire « compter »). Il est vrai que le sujet l’intéresse depuis plusieurs années : le paradis fiscal monégasque fut son sujet de thèse (que j’ai eu le plaisir de diriger) et il s’est rendu rapidement compte que l’opacité était de règle et que l’opiniâtreté, la ruse et l’astuce étaient 1

Géographe, spécialiste de géopolitique, professeur émérite à l’université Paris 8, fondatrice de l’Institut français de géopolitique, directrice de la revue Hérodote.


VIII indispensables

pour

contourner

le

silence

courtois

de

ses

interlocuteurs. Il a aussi compris que l’existence des paradis fiscaux ne serait que très difficilement menacée par une législation internationale car ils sont de plus en plus utiles au développement financier de la mondialisation même si la financiarisation de l’économie mondiale est désormais plus critiquée qu’elle ne l’était auparavant. Vincent Piolet poursuit donc sa recherche pour expliquer aux citoyens que nous sommes les mécanismes et les raisons de la prospérité durable des paradis fiscaux malgré les récentes attaques dont ils ont fait l’objet, avec une approche ni économique ni juridique, mais géopolitique. Dans cet ouvrage, il montre que l’existence des paradis fiscaux est liée aux rivalités géopolitiques entre grandes puissances, qui cherchent à garder ou à prendre le contrôle de ces flux financiers de centaines, voire de milliers, de milliards de dollars ou d’euros abrités dans des petits États faussement indépendants, en fait sous le contrôle d’un État plus puissant : les Bahamas pour les États-Unis, Monaco et Andorre pour la France, les îles anglo-normandes pour le Royaume-Uni, le Liechtenstein pour l’Allemagne, le Luxembourg et la Suisse pour tout le monde, Hong Kong et Macao pour la Chine, Chypre pour la Russie, etc. Mais, si chaque puissance économique a ses paradis fiscaux, certains sont assurément plus habiles que d’autres à imposer la transparence fiscale à leurs concurrents tout en préservant la leur. C’est le cas des États-Unis qui tirent grand profit de la levée du secret bancaire suisse des citoyens américains car ils peuvent les taxer, mais qui se


IX gardent bien d’assurer la réciprocité envers les citoyens d’autres pays abrités dans les paradis fiscaux américains, dont l’État du Delaware. Voici donc un livre accessible à tous pour comprendre la complaisance des gouvernements de gauche comme de droite visà-vis des paradis fiscaux.



1

Paradis fiscaux : enjeux géopolitiques Lier la géopolitique avec la finance offshore, le secret bancaire ou fiduciaire et, plus généralement, les paradis fiscaux ? A première vue, le mélange des disciplines n’est pas évident. Le concept de géopolitique sera envisagé ici dans sa définition donnée par l’un des fondateurs de la discipline, Yves Lacoste : l’ensemble des rivalités de pouvoirs sur des territoires qui mettent en jeu des acteurs aux représentations différentes 2 . Si cette définition

a

plus

l’habitude

d’être

appliquée

aux

conflits

traditionnels, elle n’exclut pas pour autant les rivalités économiques. La géopolitique des paradis fiscaux existe bel et bien et s’avère d’autant plus d’actualité que l’opinion publique est maintenant mieux informée de ses enjeux, surtout depuis la crise économique débutée en 2008. Toutefois, les grandes puissances se sont vite emparées des paradis fiscaux, les agitant ostensiblement, jurant qu’elles leurs avaient réglé leur compte, qu’elles avaient mis un 2

Lacoste, Yves, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, 1993.


2 terme à cette finance débridée qui serait le point ultime d’un « capitalisme immoral »3. Disons-le d’emblée : cet ouvrage n’a pas pour vocation de traiter et de trouver des solutions aux dérives de la finance internationale. Le capitalisme, loin de disposer d’une quelconque morale positive ou négative − il est donc plutôt amoral −, utilise les moyens politiques que les États mettent à sa disposition. L’évasion fiscale (terme incluant ici l’optimisation fiscale agressive dont l’objectif − légal − est purement fiscal, à savoir éviter l’impôt 4 , et la fraude fiscale qui va de la dissimulation d’un compte bancaire au blanchiment d’argent) est l’une des conséquences de la soumission des États aux marchés et de la course au moins-disant fiscal en direction des entreprises, organisations et individus. Il ne faut pas faire l’erreur de judiciariser l’évasion fiscale car c’est un problème politique : certaines de ses composantes sont légales lorsqu’est utilisé, par exemple, le chalandage de traités fiscaux visant à un mécanisme non pas d’éviter une double-imposition, mais à obtenir une double non-imposition. Ce livre ne sera pas non plus un catalogue détaillé des différents moyens d’évasion fiscale, cet art où la subtilité est reine : les législations changent, de nouveaux instruments financiers sont inventés, etc. L’évasion fiscale n’a pas été créée pour rien ; c’est une profession où les meilleurs fiscalistes mondiaux opèrent dans des cabinets rémunérés des fortunes pour constituer ce que l’on peut 3

« Entretien avec Paul Jorion », Cités n° 41, 2010.

4

Au contraire d’une optimisation fiscale standard qui est guidée par des impératifs économiques ou commerciaux.


3 désigner

comme

« l’industrie

du

secret ».

Toutefois,

nous

reviendrons sur les deux grands piliers de cette industrie du secret, les secrets bancaire et fiduciaire, non pas sous leur aspect technique − même si nous décrirons les grands principes de fonctionnement −, mais sous leur aspect géopolitique, en tant qu’armes économiques au centre d’une lutte de pouvoir. Nous verrons les rivalités qu’entretiennent les États pour le contrôle de la finance offshore gérée par les paradis fiscaux, un marché représentant des milliers de milliards d’euros, qui donne un pouvoir considérable. Mais, conscients que l’opinion publique rejette une telle finance, les États doivent en permanence jongler avec les représentations et les discours afin de lui présenter une histoire acceptable. Aussi longtemps qu’existera un État mettant en place les pratiques d’un paradis fiscal, aucune grande puissance ne pourra se détourner des enjeux de la finance offshore sous peine de perdre de son influence sur la scène politique et économique internationale. Étudier ces représentations devient essentiel afin de décrypter les luttes qui se jouent en arrière-plan. La finance offshore est d’autant plus insaisissable qu’elle n’a pas de visage. Il est par exemple difficile de mobiliser l’opinion publique sur l’optimisation fiscale agressive des entreprises qui utilisent les territoires et juridictions nationaux pour placer leurs bénéfices, ce qui entraîne un non-paiement de l’impôt. Dans ce grand jeu mondial de Monopoly, les forces obscures de la finance exercent leur activité sans craindre la moindre représaille, même si les dirigeants politiques, G20 après G20, façonnent des représentations opposées



Définir le paradis fiscal : un acte géopolitique Afin de ne pas continuer à faire le jeu des images véhiculées par les organisations internationales ou les États eux-mêmes – et reprises par la majeure partie des médias −, il est nécessaire de repenser le concept de paradis fiscal. De quoi parle-t-on lorsque l’on nomme ces territoires de complaisance ? Et surtout qui les nomme et à quel dessein ?

Paradis ou enfer fiscal Comme l’écrivait déjà au

XIXe

siècle le magistrat français Oscar de

Vallée dans l’une de ses nombreuses études : « Le besoin et le goût de l’argent font taire les lois écrites et les lois naturelles »15. Des territoires de complaisance concourent en permanence pour faire

15

De Vallée, Oscar, Les manieurs d’argent : études historiques et morales. 1720-1857, Nabu Press, 1858, 2010.


10 évoluer leur cadre législatif afin de favoriser l’évasion fiscale, s’en faisant même une spécialité. Ils attirent les capitaux qui échappent aux États, de façon illégale ou légale, une activité lucrative pour les cabinets fiscaux qui inventent des montages de toutes sortes afin de violer l’esprit des lois fiscales sans en enfreindre la lettre. Ces capitaux rentrent alors dans le circuit de la finance offshore avec ses produits phares − les secrets bancaire et fiduciaire −, des produits vendus par les paradis fiscaux. Cette appellation « paradis fiscal » n’est pas sans risque car aucun État ne souhaite être désigné ainsi, mais, au-delà des enjeux considérables, définir le paradis fiscal est un acte géopolitique. L’impôt, cette contribution aux dépenses de l’État, a été et reste un sujet de discorde. Ce truisme, évident dans les économies modernes, a des racines lointaines. • Dans la Grèce ancienne, les commerçants trouvaient refuge sur les îles proches d’Athènes afin d’éviter de payer les taxes sur les importations et les exportations imposées par la Cité. • Au Moyen Âge, les négociants s’installaient dans la Cité de Londres, afin d’être exonérés de tout impôt. • Dès le

XVIe

siècle, la Hollande s’imposait comme une terre de

commerce favorable car prélevant peu d’impôts. • Très tôt, les Américains ont aussi eu recours aux techniques d’évasion fiscale : face aux contraintes de la Couronne, au XVIIIe

siècle, les colonies américaines faisaient transiter leurs

marchandises par l’Amérique latine pour éviter de reverser des droits à l’Angleterre. L’émergence de l’actuelle première puissance

mondiale

s’est

d’ailleurs

constituée

dans

la


11 deuxième partie du

XVIIIe

siècle sur un sentiment national de

refus de la domination britannique. Derrière ce refus, on pouvait deviner une opposition aux taxes imposées par la Couronne : la Boston Tea Party, en 1773, cristallisa cette exaspération dont on connaît les conséquences. L’impôt est bien au centre de nombreuses rivalités de pouvoirs. C’est une marque de territoire, son application spatiale est bien délimitée. Les responsables politiques des paradis fiscaux l’ont compris et, dans un monde où le véhicule de l’impôt (l’argent dématérialisé) voyage sans frontière et sans limite, empruntant câbles et satellites, transitant d’un ordinateur à l’autre, ils rappellent leurs souverainetés et établissent des frontières juridictionnelles où l’argent est à l’abri de tout prélèvement. D’influence libertarienne, ces territoires de complaisance utilisent la loi de façon négative : elle permet de faire ce qui est interdit ailleurs. Une première définition s’impose, mettant de côté les aspects techniques et autres critères de liste que nous verrons plus loin : « Un pays est un paradis fiscal s’il a l’air d’en être un et qu’il est considéré comme tel par ceux qui s’y intéressent »16. Pour laconique qu’elle puisse paraître, cette définition parle à tout le monde ; elle a été formulée en 1981 par Richard A. Gordon dans ce qui est peutêtre le premier rapport moderne officiel sur la question, en provenance des services fiscaux américains.

16

Gordon, Richard A, Tax havens and their use by United States taxpayers, an overview: a report to the Commissioner of Internal Revenue, the Assistant Attorney General (Tax Division) and the Assistant Secretary of the Treasury (Tax Policy), Internal Revenue Service, 1981.



À chaque puissance économique son paradis fiscal À partir des années 1960, la place financière de Londres − la City − va prendre une place considérable dans l’économie mondiale. À cette époque, elle est la première place à accueillir les dépôts du monde entier en dollars, développant ainsi l’activité extrêmement lucrative des « eurodollars », dans un monde alors encore très marqué par le contrôle des changes. Les grandes entreprises et de nombreuses banques centrales investissent massivement la place. L’hégémonie de la City sur la finance mondiale est consacrée et la City of London Corporation – organisation qui la gère – fait en sorte que la législation britannique ne porte pas préjudice à ses intérêts. Forte de cette première place mondiale, le Royaume-Uni développe un réseau de paradis fiscaux dense et efficace, avec un maillage de territoires officiellement indépendants, mais qui demeurent sous l’autorité de la Couronne. La City interagit avec les autres places financières en restant toujours le noyau central de la finance mondiale. Ses ramifications sont dispersées dans les territoires de la Couronne dont on vante l’opacité et la dissimulation


58 à titre d’arguments commerciaux. Un rapport diligenté par le Trésor britannique sur ces territoires est ainsi sans appel : les trois dépendances de la Couronne (Jersey, Guernesey, Île de Man) et les principaux territoires d’outre-mer britanniques (Bermudes, Îles Caïmans, Gibraltar, Îles Vierges britanniques) représentent environ 2 800 milliards de dollars de dépôts69. Quels moyens d’action le gouvernement britannique a-t-il pour réguler l’activité de ces territoires, vestiges de l’Empire, qui n’ont pas accédé à l’indépendance ou ont voté pour demeurer dans son giron ? Le Royaume-Uni assure leur défense, leur sécurité, gère leurs affaires étrangères en accord avec les gouvernements locaux et nomme parfois leurs gouverneurs et leurs ministres de la Justice. Il a donc la possibilité de mettre fin aux pratiques offshore de ces trous noirs de la finance mondiale. En un trimestre, les banques de la City peuvent recevoir 330 milliards de dollars en provenance de trois dépendances peuplées de 250 000 habitants (Jersey, Guernesey, Île de Man)70. Le rapport du Trésor britannique conclut que ces territoires sont la porte d’entrée de flux de capitaux importants et opaques71 vers la place financière londonienne. Il observe également une certaine 69

Foot, Michael, Final Report on the independent review of British offshore financial centres, table 2A, p. 19, 2009. (http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/+/http://www. hm-treasury.gov.uk/indreview_brit_offshore_fin_centres.htm).

70

Shaxson, Nicholas, Les paradis fiscaux, enquête sur les zones d’ombre de la finance, André Versaille Editions, 2012.

71

Foot, Michael, Final Report on the independent review of British offshore financial centres, box 2A, p. 16, 2009. (http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/+/http://www. hm-treasury.gov.uk/indreview_brit_offshore_fin_centres.htm).


59 division du travail entre les territoires : les Bermudes sont leaders pour les sociétés captives de réassurance72, les Îles Caïmans sont le premier lieu d’accueil au monde des hedge fund spéculatifs, les Îles Vierges britanniques sont spécialisées dans la domiciliation et l’enregistrement des sociétés (comprendre : des trusts) et Gibraltar représente le point d’entrée (gateway) sur le marché unique européen73. Dès les années 1950, la Banque d’Angleterre a poussé ces territoires à devenir des paradis fiscaux, quand bien même elle s’était rendu compte qu’elle ne contrôlait plus l’ampleur de leur activité qui concentre des flux financiers offshore considérables74. Les autorités britanniques, et plus encore la City of London Corporation, se cachent derrière la souveraineté d’apparat de ces neufs territoires pour s’absoudre de tout contrôle sur ces capitaux et de toute responsabilité quant à leurs origines. Les banques de la City les utilisent comme pompes alimentant leurs marchés. Ces territoires sont pourtant politiquement et économiquement très dépendants du Royaume-Uni. On ne peut croire que le ministère des Finances n’ait aucun pouvoir de persuasion ou de pression pour 72

Une captive de réassurance est une compagnie d’assurance ou de réassurance appartenant à une société industrielle ou commerciale dont l’activité principale n’est pas l’assurance. Son objet est de couvrir les risques du groupe auquel elle appartient. Schématiquement, la captive facture des primes à la société industrielle ou commerciale et à ses filiales et couvre en contrepartie leurs sinistres. Par ailleurs, la captive de réassurance se réassure également auprès de réassureurs internationaux. (Quiry P., Le Fur Y., Pierre Vernimmen - Finance d’entreprise, Dalloz-Sirey, 2012).

73

Foot, Michael, Final Report on the independent review of British offshore financial centres, box 2A, p. 16, 2009. (http://webarchive.nationalarchives.gov.uk/+/http://www. hm-treasury.gov.uk/indreview_brit_offshore_fin_centres.htm)

74

Deneault, Alain, Paradis fiscaux : la filière canadienne, Écosociété, 2014.



Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.